Vendue à un scribe alors qu’elle vient tout juste de quitter l’enfance, puis éduquée par celui-ci, Dodola voit son mari assassiné sous ses yeux par des voleurs. Elle parvient pourtant à leur échapper et trouve refuge sur une improbable épave de bateau échoué en plein désert, en compagnie d’un enfant nommé Cham.
Ensemble, dans des décors souvent nimbés de magie, ils vont grandir et vivre leur vie au sein de cet étrange endroit, en s’efforçant autant que possible de se protéger de la violence et de la dureté du monde, au rythme des contes, histoires, mythes et légendes racontés par la jeune femme…
Waouh !
Sept années. C'est le temps qu'a mis Craig Thompson pour accoucher de cet opus de presque 700 pages, et l'on comprend pourquoi dès le début. Habibi est un récit changeant qui déroule sa fresque entre merveilleux et réalisme, temps anciens et époque actuelle, judaïsme, islam et catholicisme. L'auteur puise allègrement dans les mythes communs aux trois religions pour bâtir et enrichir la fable finalement cruelle de deux enfants, faibles parmi les faibles, condamnés à survivre tant bien que mal dans le monde corrompu et agressif qui les entoure. Habibi est une histoire d'amour(s), certes, mais n'épargne pas la sensibilité du lecteur...
Lorsque Cham et Dodola trouvent refuge dans un bateau échoué en plein désert, la jeune fille n'a d'autre choix que de monnayer son corps aux caravanes de passage pour subvenir à leurs besoins. Afin de s'évader de cette triste réalité et de protéger Cham, Dodola lui raconte constamment les histoires fondatrices des principales religions monothéistes. Cette narration qui s'appuie en particulier sur des sourates du Coran se poursuit tout au long du récit et illustre les moments clés de la vie des deux protagonistes. Si j'ai apprécié ce parallèle ainsi que la diversité des contes et légendes qui parsèment le récit, je ne suis en revanche pas emballée par certaines images que véhicule Thompson, notamment en ce qui concerne les relations charnelles. Celle-ci ne se traduisent en effet pas autrement que par l'agression (viol, prostitution, sévices divers) ; tout plaisir en est absent (la masturbation entraîne aussitôt un sentiment intense de culpabilité, tout comme la simple vue de la nudité). Cham et Dodala sont deux amants condamnés à ne jamais pouvoir se trouver complètement et leurs épreuves seront nombreuses, tout comme leurs cicatrices.
Mais l'on oublie étrangement la noirceur du récit devant le sublime travail d'orfèvre de Thompson. Son trait délié et élancé est un pur plaisir pour les yeux. On sent dès les premières pages l'immense travail de recherche sur la calligraphie et les motifs orientaux ; Habibi est une véritable plongée dans une atmosphère digne des Mille et une nuits. Je suis en outre tout à fait stupéfiée par le caractère complet et incroyablement riche de cette œuvre qui met en lumière des concepts mathématiques, littéraires, astronomique ou encore chimiques. J'ai beaucoup de mal à mettre des mots sur cette sensation ; disons que pour paraphraser un grand homme; "tout est dans tout, et vice versa" (Alphonse Allais). Cette petite maxime qui peut paraître comique résume pourtant bien cette impression tenace, à la fois fascinante et un peu effrayante, que tout est lié, que tout se rejoint, que la nature est un cercle (ou plutôt un serpent qui se mord la queue).
Habibi s'impose donc comme un monument graphique, une œuvre entière, unique, qui ne pourra vous laisser indifférent. Bien que je reste sceptique sur quelques idées ou représentations trop stéréotypées à mon goût, je ne peux que saluer l'immense talent d'un conteur né et d'un illustrateur doué d'un sens du détail hors du commun. A découvrir absolument !
Éditeur : Casterman
Collection : Écritures
Paru en 2011
672 pages
24.95 €
One shot
One shot
ISBN 978-2-203-00327-9
Superbe album. J'espère que ta chronique incitera des lecteurs à le découvrir ;)
RépondreSupprimerLe must de l'année 2011 pour moi, histoire de taquiner un peu Mo' :P
RépondreSupprimerJ'ai vraiment adoré cet album et je prends beaucoup de plaisir à le refeuilleter régulièrement.
Quand tu dis que "tout est dans tout", ça me fait penser à la phrase de Craig Thompson qu'il a prononcée au cours de la rencontre à Angoulême :
« Le sudoku est une forme de bande dessinée mathématique. »