15 janvier 2013

Un printemps à Tchernobyl (one shot), Emmanuel Lepage


26 avril 1986. À Tchernobyl, le cœur du réacteur de la centrale nucléaire commence à fondre. Un nuage chargé de radionucléides parcourt des milliers de kilomètres. Sans que personne ne le sache… et ne s’en protège. C’est la plus grande catastrophe nucléaire du XXe siècle. Qui fera des dizaines de milliers de victimes. À cette époque, Emmanuel Lepage a 19 ans. Il regarde et écoute, incrédule, les informations à la télévision.
22 ans plus tard, en avril 2008, il se rend à Tchernobyl pour rendre compte, par le texte et le dessin, de la vie des survivants et de leurs enfants sur des terres hautement contaminées. Quand il décide de partir là-bas, à la demande de l’association les Dessin’acteurs, Emmanuel a le sentiment de défier la mort. Quand il se retrouve dans le train qui le mène en Ukraine, où est située l’ancienne centrale, une question taraude son esprit : que suis-je venir faire ici ?
Coup de cœur !
« Début 2010, l'Académie des Sciences de New York affirme que la pollution durable due à l'accident a provoqué la mort sur toute la planète de près d'un million de personnes entre 1986 et 2004. »
Aquarelle et fusain, camaïeux de gris. Les premières pages donnent le ton : se rendre à Tchernobyl, c'est côtoyer la mort. Qu'est-ce qui peut pousser un auteur BD à quitter sa famille pour aller voir de ses yeux la plus grande catastrophe nucléaire, et toucher du doigt les existences détruites et la nature ravagée ? Tout d'abord, l'envie pressante, viscérale, d'être actif. De n'être plus simplement spectateur. De s'impliquer. Et puis des rencontres, celle de Dominique Legeard, l'instigateur du projet, président des Dessin'Acteurs, et aussi celle de Gildas Chassebœuf, un autre illustrateur qui le convainc de l'importance de ce voyage.

« Nous croyons que l'artiste est à même de capter l'étrangeté de vivre là-bas et d'en témoigner. »


Mais se rendre à Tchernobyl n'est pas une décision aisée. Emmanuel Lepage hésite longuement, s'inquiète, se sonde. Il est victime pendant près de six mois de la "crampe de l'écrivain", une pathologie qui affecte de manière incontrôlable et irrégulière les muscles de sa main, et l'empêche donc de dessiner. Puis il se décide subitement : il ira. Il a besoin de "voir", d'appréhender la destruction, de se confronter à la réalité pour mieux cerner ce qu'il ressent. Sur place, envahi par l'émotion, contraint par le temps strictement minuté des visites dans la zone contaminée et saisi par l'urgence de coucher sur le papier ce qu'il voit, il oublie sa douleur. Il dessine. Et, petit à petit, il s'accroche aux détails, raconte son installation avec ses compagnons de voyage dans une ferme abandonnée spartiatement remise en état, et la rencontre des populations locales. Petit à petit, malgré la barrière de la langue, il échange, discute et constate : tout n'est pas mort à Tchernobyl. Ce qu'il y trouve le surprend et le déstabilise, voire même le culpabilise. Lui qui était parti pour raconter l'horreur, le voici à rire et s’enivrer avec les voisins, et à dessiner des scènes forestières dignes de ses précédents albums aux accents tropicaux ! 


Car c'est surtout cela, Tchernobyl. La fureur de vivre. De ses habitants, mais aussi de la nature, qui a repris ses droits sur la terre des hommes et n'a jamais parue aussi resplendissante qu'en ces heures de printemps. Les paysages désolés et oppressants laissent la place à mille couleurs éclatantes et dangereusement vénéneuses, car l'irradiation est le plus souvent invisible, insidieuse. La profonde impression de malaise qui accompagne les sublimes et terrifiantes planches en nuances de gris ne disparaît pas complètement car la catastrophe se rappelle constamment à l'esprit ; Un printemps à Tchernobyl se révèle cependant bien moins sombre que ce que laissaient présager les premières pages. Dans cette région coupée de tout, où le temps s'est arrêté en 1986, il y a toujours de la vie, et de l'espoir. Une vie dont chaque seconde est précieuse, trop précieuse pour se lamenter sur son sort alors que l'on peut se réunir autour d'un verre de vodka avec ses amis.

Un printemps à Tchernobyl est un ouvrage dont il est impossible de ressortir indemne, car chaque page nous exhorte à apprécier la beauté de l'instant. J'ai rarement ressenti aussi fort l'urgence de vivre, de vivre complètement ce qui m'arriveEmmanuel Lepage est au sommet de son art et je ne compte plus les pages où j'ai eu le souffle coupé par tant d'émotions en une seule vignette. Aquarelle, crayon, fusain, sanguine, tout se mêle pour donner une ambiance unique à cet opus qui représente en outre un véritable défi technique (quoi emporter sur le terrain ? Comment s'installer sans que le matériel ne touche le sol irradié ? Dans quelle position dessiner sans que cela ne devienne trop inconfortable ?).

"... et c'est la vie qui m'a surpris..."

Aller à Tchernobyl est une expérience que le lecteur ne peut que partager pleinement avec l'auteur, épousant ses doutes, ses angoisses, ses questionnements. On en retient le calme et la sérénité des bois, la tristesse de ces hangars dépeuplés mais surtout cet éclat dans les yeux et le sourire qui barre le visage des enfants. Et peut-être même que, comme moi, vous laisserez échapper une larme en refermant cet ouvrage.

A Emmanuel Lepage : merci.

Un printemps à Tchernobyl (one shot), Emmanuel Lepage
Éditeur : Futuropolis
Paru en 2012
164 pages
24.50 €
ISBN 978-2-7548-0774-6

7 mot(s) doux:

  1. Ce "one shot" a l'air très sympathique, si j'ai l'occasion, je penserai à le lire ! =D

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  2. Une BD que je n'aurais pas ouverte spontanément, le titre me rebute un peu...

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  3. Pour moi, c'est elle la BD de l'année. Graphisme, contenu, réflexion très personnelle de l'auteur... Tout y est. Je l'ai offert plein de fois à Noël.

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  4. Tiens c'est une BD que j'ai feuilleté en librairie et qui me tentait bien. =)

    Je me laisserais peut être tenter. ^^
    A bientôt Sarah.

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  5. Une magnifique BD, un coup de cœur pour moi aussi ! Décidément, j'aime bien tes chroniques, hop, t'es dans mes favoris =)

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  6. @ Alex mot-à-mots : ne te prive pourtant surtout pas, c'est un chef d'œuvre !

    @ Anne : entièrement d'accord ! Je n'arrête pas de la prêter à mes amis... qui se l'achètent ensuite !

    @ LivresseDesMots : merci, c'est trop gentil ! :)

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